Face au radicalisme identitaire : L’ Afrique se doit de saisir les nouvelles opportunités

Par Nestor Bidadanure

Cet article a été publié dans Les Cahiers de Mapinduzi, numéro 7, décembre 2022 

Un large consensus au sein des économistes reconnait aujourd’hui que l’Afrique possède les atouts qui devraient lui permettre de devenir, dans un futur proche, un grand pôle du développement mondial. A contre-courant de cette bonne nouvelle, un radicalisme identitaire ne cesse de s’étendre et de provoquer de nombreuses victimes parmi les populations civiles. Quelle vision opposer à cette idéologie de la haine de l’Autre qui cherche à faire dérailler le train de l’espérance africaine ?

Les atouts du continent

C’est devenu un rituel banal. Chaque puissance économique mondiale a institué des rencontres régulières avec les responsables politiques des pays africains car aucune d’elles ne veut passer à côté des opportunités qu’offre ce continent. Selon la commission économique des Nations Unies, 54 % de platine, 78% des diamants, 40% de l’or, 40 % du chrome, 28% du manganèse, 12% des hydrocarbures ainsi que des milliers d’hectares de terres arables non-exploitées, sont en terre africaine. Un pays comme la Guinée Conakry possède la plus grande réserve mondiale de bauxite, c’est-à-dire 40 milliards de tonnes. On y trouve également 20 milliards de minerais de fer, de l’or, des diamants, de l’uranium etc… On pourrait dire presque la même chose de nombreux autres pays africains grands ou petits. Ce qui est fascinant ici, c’est de constater que les longues périodes tragiques d’esclavage, de colonisation et d’apartheid n’ont pas réussi à vider le continent de ses fabuleuses richesses et que, par conséquent, l’avenir reste ouvert. Car il ne se passe pas une année sans que de nouveaux sites de ressources minières et d’hydrocarbures ne soient découverts. On sait aujourd’hui que le Sahel, jadis considéré comme une terre aride sans espoir, est un immense réservoir de gaz, de pétrole, d’uranium… Que le Mozambique qui a connu tant de guerres et de famines très meurtrières est immensément riche en hydrocarbures et autres minerais.

En temps de crise énergétique mondiale due à la guerre en Ukraine, l’Afrique pourrait, selon l’AiE, subvenir au cinquième de la quantité de gaz que l’Europe importait de la Russie. En plus de ses immenses réserves de diamants, les nouveaux gisements de pétrole découverts récemment pourraient permettre à la Namibie d’exporter jusqu’à un demi-million de barils par jour. Il n’est donc pas étonnant qu’aujourd’hui, avec des projets d’investissements à la hauteur de 100 milliards d’euros, en Afrique du Sud, au Mozambique, au Kenya, en Tanzanie et en Namibie, l’Union Européenne rejoigne les Etats-Unis et la Chine déjà lancés dans des initiatives similaires. Il faut rappeler également que, d’ici 2050, un être humain sur quatre sera africain et que, donc, ce continent qui compte déjà aujourd’hui 1,2 milliard d’habitants, sera le plus gros marché mondial de consommateurs. La présence des matières premières stratégiques en Afrique signifie que le continent dispose sur place des ressources pour s’industrialiser rapidement et qu’il constituera demain un bon client pour toute expertise de pointe. Par ailleurs, le fait que 60% de la population africaine ait aujourd’hui moins de 30 ans, veut dire qu’elle travaillera et épargnera sur une longue durée. L’épargne accumulée par la majeure partie de la population renforcera les capacités d’investissement internes des États. Tout ceci n’étant bien entendu possible que dans un environnement politique de bonne gouvernance. On peut donc comprendre pourquoi les USA, l’UE, la Chine, la Russie, le Japon sans oublier les puissances moyennes regardent l’Afrique comme le lieu où il faut absolument être pour préserver et renforcer sa position de puissance économique sur l’échiquier mondial. Les slogans « trade and not aid » et partenariat « gagnant-gagnant » qui sont en vogue dans les conférences entre l’Afrique et différentes puissances industrielles sonnent comme une réponse réaliste et pragmatique à la nouvelle exigence des élites politiques africaines. Beaucoup ont compris que l’aide n’a jamais développé un pays et que seuls des investissements ayant pour objectif un développement local, régional et continental endogène mettront l’Afrique sur les rails de sa véritable émancipation économique. 

A contre-courant de l’espérance 

Pour que les projections optimistes sur l’avenir de l’Afrique se réalisent, le continent doit surmonter un obstacle majeur : une vision du monde binaire, manichéenne et dangereuse que nous qualifions de Populisme Identitaire Radical. Celle-ci n’est pas nouvelle sous les cieux ni spécifique à l’Afrique, cependant, elle est aujourd’hui la principale cause de l’instabilité dans le continent. Par « populisme », il faut entendre le recours à la démagogie de certaines élites politiques à des fins de prise ou de conservation du pouvoir. Par « identitaire », il s’agit de caractériser l’instrumentalisation négative des différences réelles ou supposées telles que la religion, l’ethnie, la région, la couleur de peau, la nationalité pour mobiliser la base politique. Ici la richesse que constitue la diversité des peuples, des cultures et des croyances est généralement pensée et présentée, à travers les médias et les discours publics, comme un handicap à un vivre-ensemble pacifique. Selon les pays, un ou plusieurs boucs émissaires sont désignés et rendus responsables de la plupart des maux de la société. Le terme « radical » exprime le fait que la haine de l’Autre différent peut progressivement aller jusqu’à l’exécution et la légitimation du génocide.

Le phénomène du Populisme Identitaire Radical constitue une approche politique fanatique et régressive contre les idées humanistes, émancipatrices et de solidarité entre les humains. Il fut utilisé par la colonisation pour mieux diviser et régner et, au moment des indépendances, pour tenter de freiner la marche irréversible des peuples vers l’autodétermination. Dans la période postcoloniale, le radicalisme identitaire fut affiné selon l’air du temps et propagé au sein du peuple par des élites africaines cyniques, aliénées et sans aucune ambition pour leur peuple. De la politique, cette catégorie n’entend pas la recherche du bonheur commun, mais l’art d’exclure l’Autre différent ainsi que l’enrichissement personnel sans limite par le pillage des biens publics. Quand le populisme identitaire enfourche le religieux, il ambitionne la mise en place d’un régime théocratique qui bannit la démocratie et ne tolère qu’une vision unidimensionnelle et de la religion et de la politique. C’est ce fantasme totalisant qui sert de fondement idéologique aux mouvements islamistes qui sévissent au Sahel, en Somalie, au Nigeria, au Mozambique et à l’Est de la RDC… Cette vision sectaire et stigmatisante sert également de socle idéologique aux groupes ethnicistes qui sèment la mort en Afrique ainsi qu’aux régimes dictatoriaux qui manipulent l’identitaire.

On peut donc dire sans crainte que le radicalisme identitaire constitue le défi majeur auquel le continent est aujourd’hui confronté. Tout d’abord, parce que l’approche identitaire dans un continent composé d’une immense diversité de peuples et de cultures ne peut que, plus qu’ailleurs, constituer un facteur de déstabilisation, voire une menace de désintégration. Ensuite, parce que cette idéologie tire toujours à contre-courant des processus inclusifs d’émancipation véritables du continent. On se souvient qu’en 1994, quand les élections libres et démocratiques mettaient fin à l’apartheid et consacraient la victoire de l’ANC de Nelson Mandela en Afrique du Sud, ce moment de grande espérance de l’Afrique et du monde fut refroidi par le génocide au Rwanda, la même année. Si en Afrique du Sud, le mouvement de libération nationale avait réussi à rassembler en son sein toutes les diversités nationales (races, classes, genres) pour vaincre le racisme institutionnalisé, au Rwanda, dans un pays sans ethnies, se produisait le dernier génocide du 20ème siècle. Le génocide des Tutsis venait rappeler à l’Afrique et au monde quelques vérités basiques : le fascisme n’est pas une histoire de couleur de peau mais une histoire d’idées, de discours et de décisions politiques. Une idéologie meurtrière sans frontière dont le stade suprême est le génocide. Et si celui-ci pouvait se passer dans un pays sans ethnies, au sens classique du terme, (communauté de langue, de territoire et de culture), il pourrait demain se passer ailleurs. Enfin, par le fait qu’il génère l’instabilité, le Populisme Identitaire Radical ne peut qu’impacter négativement les initiatives d’investissements économiques en faveur du développement. Et de ce fait, il est l’antithèse du rêve panafricain d’un continent uni, prospère et sans exclusion car il menace l’existence même des nations en tant que telles. 

La résistance intellectuelle contre le Radicalisme Identitaire

Tous les peuples ont connu au cours de leur histoire des périodes sombres marquées par des guerres et la pauvreté. Les puissances d’aujourd’hui ne l’ont pas toujours été. Elles sont le produit de grands moments de ruptures idéologiques avec un passé malheureux. Les héros admirés aujourd’hui sont les femmes et les hommes qui ont défié le fatalisme et montré à leur peuple qu’une vie meilleure pour tous était possible mais qu’elle se gagnait par la lutte. C’est grâce à ces héros connus et anonymes, que la résistance contre l’esclavage, le colonialisme et l’apartheid a porté ses fruits. Lutter contre le radicalisme identitaire aujourd’hui, c’est poursuivre le combat des générations précédentes pour une Afrique prospère, inclusive et en paix avec elle-même. Et le phénomène identitaire étant politique, c’est surtout par l’éducation politique qu’il doit être combattu. Pour ce faire, l’éveil de la conscience doit s’articuler autour d’au moins 6 axes majeurs :

  1. La définition de la nature des régimes

Il s’agit de montrer que les pouvoirs et les organisations politiques qui usent de la rhétorique identitaire pour la prise ou la conservation du pouvoir sont des versions de régimes fascistes car elles partagent généralement les dénominateurs communs suivants : une pensée politique manichéenne ; la stigmatisation d’un ou de plusieurs boucs émissaires ; le déni des génocides officiellement reconnus ; une allergie à la démocratie ; l’usage de la force dans la gestion des affaires publiques ; la constitution d’une milice qui se rend coupable de crimes de masse et de crimes contre l’humanité ; la mainmise sur les richesses nationales ; une corruption décomplexée et un comportement belliqueux. 

  1. La connaissance des expériences d’autres peuples

Le phénomène du Populisme Identitaire Radical n’étant pas spécifique à l’Afrique, ni nouveau, mieux le combattre passe également par la connaissance des expériences d’autres peuples qui ont été, dans le passé, confrontés à des tyrannies similaires et dont les résistances multiformes furent victorieuses. En d’autres termes, l’éducation citoyenne doit puiser son contenu au sein du patrimoine universel de la résistance contre la barbarie. 

  1. La politique comme recherche du bonheur commun

Les élites populistes utilisent la politique comme un tremplin pour accéder au pouvoir. Le but étant ici l’accès aux richesses matérielles, aux prestiges symboliques et au contrôle d’instruments d’exclusion. Elles ne lésinent sur aucun moyen pour atteindre leur objectif. L’éducation citoyenne doit opposer à cette approche individualiste et sectaire l’autre version de la politique. C’est-à-dire la recherche du bonheur commun qui se matérialise par la défense de l’intérêt général. 

  1. La lutte pour la paix durable

Les fondements d’une paix durable sont aux antipodes de la paix des dictateurs et de la paix des braves. Pour un dictateur, l’absence de la guerre signifie la paix même si tous les indicateurs de développement humain sont au rouge. Ici la pauvreté a beau tuer autant que la guerre, tant qu’il n’y a pas de crépitement d’armes dans le pays, le tyran parle de la paix. La paix durable n’a non plus rien à voir avec la paix des braves qui se limite à la signature d’accords entre les belligérants pour arrêter la guerre et au partage par les dirigeants des ressources du pays. Ici la violence structurelle qui touche le peuple n’est pas la préoccupation des acteurs du conflit. On parle dans ce cas de sécurité au sommet et de la persistance de l’insécurité à la base. La paix durable qui nous intéresse ici est un état où sont garanties à l’ensemble de citoyens la sécurité physique, économique et la liberté. 

  1. Une démocratie participative et inclusive

On est véritablement citoyen si on est conscient de ses droit et de ses devoirs. Parce qu’on est capable de se choisir ses représentants en âme et conscience, par la raison et non la passion. L’apprentissage de la démocratie commence par son exercice dans les associations de la société civile et dans les partis politiques. Ces structures doivent être considérées comme des universités parallèles où s’élabore le visage de la société pacifique future. La démocratie participative fait de la parole pour tous un devoir et un droit. Elle a pour permanente préoccupation l’inclusivité de toutes les composantes de la nation dans les processus d’élaboration et de décision politique. Car il n’y a aucune garantie qu’une organisation d’opposition qui s’accommode de la sous-représentation des femmes et des diversités nationales change de comportement une fois au pouvoir. 

  1. La défense des valeurs humanistes

Parce que la barbarie en Afrique et ailleurs est généralement théorisée par les intellectuels, il est fondamental d’inclure dans les programmes d’éducation à la citoyenneté la connaissance des valeurs humanistes et d’Ubuntu. Ces valeurs ne doivent pas être uniquement des objectifs futurs mais des attitudes et des comportements de la vie de tous les jours. Elles sont tout à la fois les antithèses du cynisme glacial du fascisme mais également les instruments de résistance contre les injustices dans toutes les sociétés.

Le train de l’espérance ne doit pas s’arrêter

Le passé est notre meilleur allié quand il nous sert d’école de lucidité et de fondement pour l’amour de la liberté. L’Afrique a déjà montré des capacités admirables de résistance et de résilience au cours de son histoire. Elle a plusieurs fois démenti les pronostics pessimistes qui la condamnaient en faisant preuve de créativité et en trouvant dans son patrimoine historique les moyens pour surmonter les pires tragédies. Ni l’apartheid, ni le génocide des Tutsi au Rwanda n’ont provoqué l’effondrement de ces nations. Preuve que le Populisme Identitaire Radical ne saurait arrêter la dynamique d’émancipation économique du continent, si nous le décidons.


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